Aujourd’hui, je vous parle des architectes de la réalité, des problèmes de la gauche à connecter avec les gens, et dans la section premium, je me demande si je fais de l’intimidation.
Du mythe au mythe réel
Ça fait plusieurs années que l’on parle des réalités alternatives dans lesquelles veulent nous plonger les leaders populistes. Dans Les ingénieurs du chaos, Giuliano Da Empoli citait d’ailleurs un blogueur de la droite alternative américaine, Mencius Moldbug:
« Par de nombreux côtés, les absurdités sont un instrument organisationnel plus efficace que la vérité. N'importe qui peut croire à la vérité, tandis que croire dans l'absurde est une vraie démonstration de loyauté. »
Les exemples se multiplient aux États-Unis. Dans les derniers jours, Donald Trump a évoqué la construction d’un égo-monument en son honneur (et accessoirement, pour souligner les 250 ans de l’indépendance), une arche de triomphe en papier mâché pour Washington. L’arche de McDo aurait été un meilleur fit, si vous voulez mon avis, mais c’est plutôt l’Arc de Triomphe qui l’inspire. Comme pour sa salle de bal dorée, il se fout ben raide de la réalité des règlements municipaux. Il a aussi été si heurté en voyant une pub de Doug Ford contre les tarifs qu’il a rompu les négociations avec le Canada. Il a pitché le contrat dans le Golfe « d’Amérique ». Il a aussi confondu un test « très difficile » de démence avec un test de QI. Dans son monde, il peut tout faire, on ne peut le critiquer et il est le plus intelligent. Il entretient son mythe et plusieurs acceptent de vivre dans ce mythe. On passe du mythe à la réalité, mais là cette réalité est aussi un mythe.
Mais les architectes de la réalité travaillent sur bien pire. Cette semaine, Elon Musk a lancé Grokipedia, dont le but, dit-il « est la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Évidemment, on parle ici de la vérité d’Elon Musk. Sur Grokipédia, Musk est un génie incompris et tout ce qui va mal à son sujet est dû aux critiques injustes de la gauche. Je ne suis pas allé voir, mais j’imagine que la page sur « l’objectivité » commence par « voici ce qu’Elon pense de l’objectivité » et que la page sur le bon goût redirige vers une photo du Cybertruck.
En passant, je ne le savais pas, mais le nom Grok vient du verbe « to grok » inventé par l’auteur de science-fiction Robert Heinlein. Ça voudrait dire comprendre quelque chose de façon profonde, intuitive et complète, au point d'en saisir l'essence et de presque fusionner avec ce que l'on cherche à comprendre. Avec l’IA Grok et Grokipedia, on est plutôt capable d’internaliser ce que Musk et ses émules technofascistes comprennent. Musk a pris un concept de science-fiction sur la compréhension profonde de la réalité pour créer un outil qui déforme systématiquement cette même réalité. Dans un monde où 1984 est devenu un manuel d’instruction, pourquoi pas.
J’ai parlé souvent de l’univers parallèle que constitue X. C’est comme si dans ce monde, toute notion d’expertise, de réputation, de crédibilité était évacuée. Des personnalités publiques influentes peuvent relayer les « informations » de personnes éminemment douteuses sans que cela mine leur fiabilité relative. Je racontais il y a deux semaines de mon aventure avec Rebel News (bon, j’en parlais aux abonnés payants, alors vous n’avez peut-être pas la ref) et je m’interrogeais sur le jugement de Dimitri Soudas qui citait régulièrement ce média activiste, provocateur et pas fiable pantoute.
Cette semaine, c’est le compte André Arthur live du paradis que M. Soudas a mis de l’avant. Un compte misogyne (et pas juste ça), mené par un troll agressif qui désinforme. Il n’est pas le premier à lui donner de la visibilité. Mais étrangement, il a pris la peine de le défendre.

D’abord, ce n’est pas le compte d’André Arthur, c’est le compte de quelqu’un (plusieurs rumeurs courent au sujet de qui est derrière) qui a récupéré son compte. Deuxièmement, que M. Arthur ait été un « gentleman » en privé ne veut pas dire qu’il n’a pas été une ordure dans l’espace public. J’ai quelques citations qui le démontrent. Mais M. Soudas insiste.

Lorsqu’on regarde Dimitri Soudas à Radio-Canada ou qu’on l’entend à Cogeco, on n’imagine pas que dans un monde parallèle, son jugement ne soit pas particulièrement aiguisé. Le téléspectateur de RDI n’est probablement pas au courant que sur X, M. Soudas est chummé avec Jeff Fillion, vante la « journaliste » de Rebel News et rend hommage à André Arthur. J’ai toujours été fasciné par les gens capables de mener une double vie.
L’affaire, c’est que l’une des réalités finira par empiéter sur l’autre, et honnêtement, je doute que ce soit la réalité de Radio-Canada qui prenne le dessus sur le monde parallèle d’Elon Musk.
Karl Rove, le conseiller de George W Bush, parlait déjà au début des années 2000 de « reality-based community ».
« Dans un article du New York Times publié quelques jours avant l'élection présidentielle de 2004, Ron Suskind, qui fut, de 1993 à 2000, éditorialiste au Wall Street Journal et auteur de plusieurs enquêtes sur la communication de la Maison-Blanche depuis 2000, révéla les termes d'une conversation qu'il avait eue, au cours de l'été 2002, avec Rove : "Il m'a dit que les gens comme moi faisaient partie de ces types "appartenant à ce que nous appelons la communauté réalité" the reality-based community : "Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable." J'ai acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes des Lumières et l'empirisme. Il me coupa : "Ce n'est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire, maintenant, poursuivit-il, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d'autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c'est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l'histoire (...). Et vous, vous tous, il ne vous reste qu'à étudier ce que nous faisons.""
Continuez à analyser ce que l’on fait, mais pendant que vous faites ça, on continue à le faire.
Ça m’a fait penser à cette vidéo de la comédienne britannique Jameela Jamil (elle jouait dans The Good Place, entre autres) qui expliquait quelque chose de semblable à propos de l’échec de la gauche:
@wtf_is.left Is this the Left’s biggest problem? @Jameela Jamil dishing cold hard truths. We need big tent politics to defeat the populist right. #whatsleft #politics #jameelajamil
♬ original sound - What’s Left❓
Elle dit:
« La droite a envoyé ses plus grands bouffons pour les représenter. Et cela donne à la gauche, déjà ivre de supériorité, cette idée qu'ils ne sont pas très brillants. Or ils sont très brillants, certains des meilleurs esprits. Nous restons là à hyper-focaliser sur ces détails minuscules, nuancés, des minis problèmes sur lesquels nous n'avons pas besoin de nous pencher. Nous sommes constamment distraits et détournés. Spécifiquement les libéraux. Nous sommes tellement arrogants que nous ne pouvons pas contenir notre soif de sang ou notre soif de supériorité morale. Nous mordons donc à l'hameçon si facilement. Nous pensons être tellement plus intelligents qu'eux, et pourtant, ils nous surpassent. Le fascisme d'extrême droite prend le contrôle du monde entier. Nous n'avons pas pu nous sortir de là avec notre langage académique. Nous sommes restés là à lire nos livres, à les citer sur Twitter pendant que tous nos droits nous étaient retirés.
Je ne suis pas à 100% d’accord avec l’idée que la gauche à « hyper-focalisé sur des petits détails » parce que j’ai l’impression que ça a été amplifié dans l’espace public par des ingénieux spinneux, mais il y a pas mal de vrai là-dedans. Aussi, malheureusement, les livres, c’est bien beau, mais aujourd’hui, ce n’est pas le principal outil d’influence. Steve Proulx en parlait la semaine dernière, nous sommes de retour à une culture de l’oralité, comme avant l’invention de l’écriture. Il cite James Marriott, du Times:
« Les sociétés « orales » préalphabétisées frappent souvent (…) par leur discours et leur pensée remarquablement mystiques, émotionnels et antagonistes. Avec la disparition des livres, nous semblons revenir à ces habitudes de pensée « orales ». Notre discours s’effondre dans la panique, la haine et les guerres tribales. (…) Les promoteurs de l’irrationalité et des théories du complot (…) trouvent un public vaste et crédule en ligne. »
Peut-être que la gauche devra aussi se lancer dans le mysticisme.
Je lis les commentaires sur les réseaux sociaux sous les extraits de radio où je dénonce les clowns et par-ci par-là, des gens me trouvent arrogant et hautain. Je ne me sens pourtant pas supérieur aux personnes que j’expose, pourtant. Au contraire je les trouve d’une habileté redoutable. Mais je suis conscient que ça se peut que ça donne une impression de « je suis meilleur que vous ». Je ne pense pas qu’il faille arrêter de dénoncer les bonimenteurs. Il faut montrer les mécanismes de ce qu’ils disent et laisser le public juger. Mais disons que les perceptions sont difficiles à contrer.
Jameela Jamil ajoute que la gauche s’est ainsi aliéné la population. Je suis pas mal d’accord avec sa conclusion sur comment regagner les gens, c’est-à-dire en se concentrant sur les points communs plutôt que l’inverse:
« À droite, si vous avez une chose en commun avec quelqu'un, ils disent, bienvenue, nous travaillerons sur le reste plus tard. Mais vous pouvez avoir tout en commun avec quelqu'un à gauche, mais une seule chose sur laquelle vous pensez différemment, c'est comme si nous n'avions rien en commun. »
C’est peut-être ce que se dit Dimitri Soudas quand il retweete le compte d’André Arthur: oui, t’es peut-être misogyne et violent, mais au sujet des émissions des changements climatiques (c’est la publication originale qu’il a retweetée), on est d’accord, alors let’s go.
À droite, les politiciens et médias travaillent main dans la main. Petite anecdote à ce sujet cette semaine alors que Lindsey Graham a appelé Sean Hannity sans faire exprès pendant une commission. Trump aussi, parle à Hannity, cet animateur de Fox News plutôt saucé. Ici, les liens entre le PCQ et certains médias ne sont plus à faire et Radio X admet avoir « bâti » le candidat à la mairie de Québec Stéphane Lachance. Ils se disent: on est dans la même équipe, on veut la même chose. Moi, je ne supporterais pas de planifier des affaires avec des politiciens, je me sentirais impur (surtout payé avec vos taxes). Mais ça fait que mes idées n’avancent pas. Ceci dit, je sais pas trop avec qui je pourrais bâtir de quoi chez nos partis actuels (ben voilà, on revient au problème de bâtir sur les points communs).
Donc, il faut miser sur ce qui nous rassemble, même si c’est pas grand-chose. En fait, ce que tout le monde a en commun, dans tous les milieux, vous le savez comme moi… c’est Canadien. Avec le début de saison qu’on a, je pense que la paix dans le monde est réalisable.
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Musique
J’ai beaucoup cette pièce du nouvel album de Tortoise.
⚑ PREMIUM - Suis-je un intimidateur?
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